• L'esprit et le coeur

                                                 L’esprit s’oppose t’il au cœur ?

     

    Pour beaucoup de nos contemporains, ce qu’on appelle le « cœur » est le plus important. On dit par exemple de quelqu’un qu ‘ « il n’est pas bien malin, mais il a du cœur », ce qui est pris comme positif.  Même Saint-Exupery, dans le Petit Prince : « On ne voit bien qu’avec le cœur ».

    Et pourtant, il faut bien se rendre à l’évidence : notre cœur obéit en permanence aux commandes de notre esprit. Et si notre cœur bat tout à coup plus rapidement, c’est qu’une forte émotion a troublé notre cerveau, qui a donné au cœur l’ ordre de battre fort, par un procédé que nous ne maîtrisons pas. Cela dit, nous ne savons pas encore parfaitement quelle est la zone du cerveau qui donne cet ordre, mais cela ne saurait tarder.

    Alors pourquoi cet appel au « cœur » ? Tout simplement parce que l’esprit, la réflexion, fait peur, a toujours fait peur. On nous a appris à l’école à réfléchir, ce qui est très bien. Mais on en a profité pour sélectionner les bons, ceux qui étaient capables de pensées, et  les mauvais, définitivement incapables. De véritables classes sociales se sont ainsi créées : les intelligents, et les autres. Ces derniers ont alors trouvé un moyen de s’en sortir en prétendant qu’ils ont autre chose que de l’intelligence, qui fonctionne aussi bien, et même plus vite.

    Dans le domaine de la foi religieuse, il est courant d’entendre dire qu’on ne croit pas avec son esprit , mais avec son cœur. Façon de se défiler devant des questions qui pourraient être embarrassantes !

    Examinons trois sortes d’émotions : la première a trait à l’amour, la seconde à la foi, la troisième à la peur.

     

    Voyons ce qui se passe quand un Roméo fréquente une Juliette, dans une situation que j’invente ici. Juliette a une voix qui rappelle à Roméo celle de sa mère, elle marche de façon légère (on dirait qu’elle vole plutôt), ses formes avantageuses promettent une vie généreuse, comme celle la grand-mère de Roméo. Ce dernier a un regard autoritaire, un peu macho, qui rappelle à Juliette son grand-père mort l’année d’avant,  et en même temps une conversation intéressante, qui promet qu’on ne s’ennuiera pas avec lui… etc….A cela, ajoutons le désir physique.

    Inutile d’aller plus loin. Ces remarques, plus ou moins conscientes, sont faites par le cerveau qui puise dans la mémoire, et aussi se projette dans l’avenir. Ce qu’on appellerait le « cœur » serait alors le côté inconscient de cette activité cérébrale ;  il n’y a pas forcément formulation de l’émotion ressentie.

     

    Prenons maintenant le cas de l’émotion religieuse,  ou politique, ou même sportive (football par exemple). Ne précisons pas ici la religion, ou le parti. Dans les deux cas, ont lieu des « cérémonies » ou « meetings » ; un « croyant » ou un « militant »  n’y va pas pour trouver des raisons supplémentaires d’adhérer, mais pour partager une émotion commune, de nature métaphysique (la métaphysique est ce qu’on apprenait chez Aristote une fois connue la  « physique », c’est à dire la science de la nature). C’est pourquoi on adopte une « liturgie » (ensemble des règles fixant le déroulement du rassemblement) invariable,  l’arrivée super entourée des ténors du parti (ou d’évêques), puis leurs discours avec petites phrases assassines  et les applaudissements frénétiques. Et aussi on chante, « alleluia » ou la Marseillaise (ou l’Internationale) ; il passe par le chant un enthousiasme qui  n’a nul besoin de la raison. Pendant la paire d’heures passée là, le militant n’a guère recours à sa raison ; c’est son « cœur » qui parle.

     

    Autre émotion : la peur. Quelqu’un par exemple vous menace d’un coup de poignard, ou bien, dans une armée, on prépare une offensive  Le cœur se met à battre la chamade. Votre cerveau vous met en position de trouver tous les moyens d’esquiver les mauvais coups. Là aussi, il semble qu’il y aie absence de raison.

     

    Et pourtant !

    Pourtant, cette soi-disant absence de raison n’est réelle en fait que pour un sujet sans aucune expérience, un « bleu » comme on dit dans l’armée. En fait chaque épisode de ce type lance une intense activité cérébrale.

     

    Première étape : reconnaître qu’on a été ému, soit par un être, soit par une idée, soit par un événement par exemple menaçant. C’est quelque chose qui était interdit aux garçons dans les éducations anciennes : ils étaient préparés dès la naissance à se sacrifier à la  guerre.

    Mais il ne suffit pas de se sentir touché ; il faut aussi essayer de savoir pourquoi, et d’analyser comment on a réagi. Car toute émotion se traduit par des attitudes, qu’il vaut mieux savoir maîtriser.

     

    Reprenons le cas de notre Roméo. Juliette l’a « envoyé au bain », lui a préféré quelqu’un d’autre. Roméo, très dépité, a tout intérêt a se demander  ce que Juliette, au delà du désir physique, lui apportait, à quels souvenirs elle le rattachait, quelles projections dans le futur et dans le passé elle lui permettait, et ce que lui même pensait pouvoir lui apporter (à propos d’amour, les anciens employaient le mot de « commerce »). Si par exemple il s’aperçoit que c’était la voix de Juliette qui lui rappelait sa mère, il est bien possible qu’il se soit senti en face de Juliette comme quinze ans auparavant avec sa maman, ce qui a pu déplaire à Juliette…Ou bien s’il était un peu trop admiratif des formes de Juliette, cela a pu agacer cette dernière, qui se sentait réduite à un bel animal. ( ?)

     

    Pour ce qui est d’une foi, cette dernière ne peut s’exprimer sans retenue que dans le cas où une réflexion profonde s’exerce en permanence à son propos. Sinon on s’expose à des virements de bord, qu’on observe d’ailleurs beaucoup en ce moment dans le domaine politique !

     

    Dans le cas du « bleu » plongé dans une action violente, il lui faut analyser ce qui le paralyse, est-ce un certain défaitisme qui lui fait considérer l’adversaire comme plus fort ; ou bien au contraire, n’a-t-il pas tendance à trop s’exposer, à fanfaronner, ce qui n’est pas sans risque ? S’il maîtrise mieux ses attitudes, ce sera plus tard un « courageux ».

     

    Analyser nos émotions, comprendre les attitudes qui en découlent,  nous prépare à affronter d’autres situations similaires dans le futur. Et si nous sommes bien préparés, inutile de réfléchir le moment venu, la réflexion s’est faite en amont, la réaction peut être rapide. Ce serait cela : « avoir du cœur ». Le mot « cœur » pourrait être pris alors dans le sens de « centre »  (on dit bien le « cœur de ville » pour le centre ville) : un Homme qui saurait où est son centre, qui il est, quelles attitudes il a dans des situations diverses, serait celui qui a du « cœur ».

     

    En conclusion, parler de « cœur » par opposition à l’esprit, comme c’est souvent le cas dans le langage courant, n’a pas vraiment de sens ; parlons de l’émotion, souvent inconsciente et non formulée, mais en général formulable après une activité cérébrale qui peut être intense ; soit dit en passant, cette réflexion sur ses émotions n’est pas réservée aux forts en maths, et au contraire, beaucoup de ces derniers n’ont que mépris pour cette activité. Analyser ses émotions et les attitudes qui en découlent, c’est se préparer à affronter des situations similaires dans le futur. Le « cœur » ne peut s’opposer à l’esprit, puisqu’il procède de l’esprit.