• Faut il relancer le débat sur la réduction du temps de travail ?

                                                                                                             

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    1
    Pierre M.
    Dimanche 29 Septembre 2013 à 00:45

    Ce qu'énoncent M. Rocard et P. Larrouturou n'a rien de bien nouveau : c'est l'accroissement de la productivité du travail qui est le principal responsable du chômage. Toutes choses restant égales par ailleurs (nombre de travailleurs, durée légale du travail…) il faudrait que le volume de la production s'accroisse dans les mêmes proportions que cette productivité pour que le même niveau d'emploi soit conservé. Avec une progression moyenne de la productivité horaire du travail de 2,2 % par an (et même 2,6 dans la période 1980-1992) il faudrait donc que le volume de production augmente chaque année dans les mêmes proportions. Sinon la montée du chômage est inévitable. C'est bien ce qu'on observe.

    La France est particulièrement touchée puisque sa faiblesse résulte de ce qui pourrait être sa force : démographie dynamique, productivité par heure travaillée parmi les plus élevées du monde, supérieure à celle de l'Allemagne (Cf. stat OCDE 2012). Si on ne modifie pas les règles du jeu, on ne peut qu'aller de plus en plus rapidement dans le mur. À cet égard nos dirigeants font preuve d'une inconscience inexplicable, soit qu'ils nous proposent de créer artificiellement des emplois (emplois aidés), voire d'une coupable incompétence (le scandaleux "travailler plus pour gagner plus", l'instauration d'heures supplémentaires pour permettre aux travailleurs d'obtenir des rémunérations décentes). Tous attendent le Godot de la croissance qui résoudrait à la fois les problèmes de l'emploi en même temps que les impasses budgétaires. Mais à quel prix ? C'est la seule justification de ce désir de croissance. Toutes les autres explications étant fallacieuses : ainsi Thomas Piketty (2013) vient-il de démontrer brillamment la fausseté de l'affirmation de l'ancien Nobel d'économie Kuznets (1971) – par ailleurs remarquable économiste – selon laquelle les inégalités de revenu devaient spontanément s'atténuer du fait de la croissance. Et c'est cette idée fausse qui a légitimé et structuré l'essentiel des politiques économiques des quarante dernières années !

    Cette mise en évidence de la responsabilité de la productivité du travail n'est pas nouvelle. Déjà dans les années 30, Keynes avait mis l'accent sur cette question (voir ses "Essais de persuasion" http://tek.bke.hu/keynes120/docs/keynes_essais_de_persuasion.pdf - page 176 - dans lesquels il imaginait que ses petits-enfants, c'est-à-dire nous, bénéficieraient de la semaine de 15 heures de travail). Il faudrait également mentionner, parmi les nombreuses contributions sur ce sujet, le fameux ouvrage de Jeremy Rifkin (La fin du travail, 1996) dont Rocard écrivit la préface pour l'édition française.

    La situation est grave et s'aggravera si l'on demeure dans l'expectative. Ainsi Henri Rouillé d'Orfeuil démontre-t-il que, sur les bases des données actuelles, c'est au bas mot 3,9 milliards d'équivalents emplois nouveaux qu'il faudrait créer à l'horizon 2050 sur notre planète ! Soit trois fois le nombre des exclus actuels, soit encore 1,4 fois plus que le nombre d'emplois comptabilisés aujourd'hui par l'OIT. Voir son tableau synthétique sur http://www.academie-agriculture.fr/mediatheque/seances/2012/20120509_presentation1.pdf 

    Comment sortir de cette aporie ? Travailler plus est-ce la voie d'avenir de notre société ? N'est-ce pas plutôt une régression ? Alors qu'on a fait tout un pataquès sur les congés de la Pentecôte, il faut rappeler qu'avant la Révolution Française c'était toute la semaine qui suit ce jour férié qui était chômée. On comptait d'ailleurs à l'époque 110 jours chômés par an y compris les dimanches (Colbert en aurait ainsi fait sauter 17).

    Ce constat de la corrélation entre productivité du travail et chômage étant fait et irrécusable[i], diverses solutions se présentent. Pas ces petits gadgets inopérants ou anti-économiques qui consistent soit à financer des emplois utiles (ou parfois inutiles), soit à élargir le champ de l'économie de marché en monétarisant des services, comme les services à la personne, qui demeuraient encore du ressort du bénévolat ou de l'entraide. Pas plus ces tentations de la décroissance qui entraîneraient des réductions conséquentes de l'emploi et des revenus. Pas plus la tentation folle de vouloir mettre un frein à cette tendance inhérente au destin humain, qui réside dans les progrès de la productivité du travail (à cet égard, il ne faut pas se tromper sur le constat que faisait Ivan Illich, constat de l'émergence d'une contre-productivité dans les sociétés contemporaines).

    Ce dont il s'agit c'est de casser au moins partiellement la relation existant entre travail et rémunération, de faire en sorte que, tout en diminuant la place que prend le travail dans la vie des citoyens, on leur conserve les moyens de mener une vie digne et respectable.

    Plusieurs voies sont donc possibles. Très brièvement : une voie étatique, un peu utopique et potentiellement dangereuse, consistant à élargir le champ des institutions pour assurer le bien public (école gratuite, santé gratuite, transports gratuits, etc.), avec bien sûr une forte augmentation des prélèvements obligatoires. Autre possibilité, un découplage entre rémunération et travail : il peut paraître étonnant que cette idée émane de points de vue très différents, que ce soit d'un néo-marxiste comme André Gorz (1988), d'une chrétienne conservatrice comme Christine Boutin (revenu minimum d'existence, 2003), d'un historien libéral de l'économie comme Jacques Marseille (allocation universelle mensuelle, 2009), voire d'agronomes (R. Groussard et P. Marsal, 1998). Si j'évoque les agronomes c'est que c'est justement en matière d'agriculture que le système a été mis en pratique au niveau européen avec les systèmes des subventions découplées, c'est-à-dire sans obligation de production (réforme de la PAC, 2003). Sans ces aides découplées il n'y aurait plus d'agriculteurs en France, on se fournirait quasi exclusivement de blé ukrainien ou de bovins argentins ou de moutons néo-zélandais.

    D'autres auteurs comme Dominique Méda (1995), tout en pensant qu'il faut en finir avec cette société fondée sur le travail, même si elle est d'accord sur l'idée qu'il ne faut pas que le travail demeure le seul canal de distribution des richesses, n'est pas partisane de l'instauration d'un revenu découplé : il tend à transformer les bénéficiaires en assistés ou en rentiers. Elle pencherait plutôt pour la première option, dans le cadre d'une société où l'économique ne serait pas dominant. Utopique ?

    Toujours est-il qu'il y a urgence à changer de paradigme, à quitter une société où certains sont accablés de travail et d'autres tout bonnement assistés. Aliénés pourrait-on dire. Il reste qu'il faudrait imaginer cette nouvelle société, ce qui n'est pas sans risques et incertitudes. Ne serait-ce que pour évider de nouveaux désordres, dus non plus à la pression du travail, mais au contraire à une certaine vacuité. Mais il faut rester optimiste. Pour finir je me permets donc une citation personnelle :

    Les formidables moyens techniques et intellectuels du vingtième siècle finissant nous donnent l'opportunité de réaliser un autre équilibre ternaire : vivre au quotidien avec passion son métier, consacrer une large part de son temps à des activités bénévoles, réserver le reste de la journée à la méditation et à son propre épanouissement physique, culturel et technique. N'est-ce pas préfigurer l'emploi du temps de l'homme de demain ? (RG et PM, 1998).

     

     


    [i] Pour ne pas donner prise à la suspicion de parti-pris, il faut reconnaître que d'autres explications ont été données : la rigidité des règles de l'emploi pour les néolibéraux de l'École de Chicago (Milton Friedman), la mauvaise structure de l'information pour certains néo-keynésiens comme Joseph Stiglitz. Ces explications semblent bien moins crédibles aujourd'hui (échec des politiques néolibérales, développement exponentiel des sources et circuits d'information "en temps réel).

    2
    Sergy
    Mercredi 9 Octobre 2013 à 23:35

    Concernant l’économie, il existe une autre approche, celle de la physique pour laquelle une production croissante d’un système est obligatoirement associée à une consommation d’énergie croissante de ce système.

    Ceci est vérifié par le lien très fort qui existe entre le PIB et l’énergie comme le montre la courbe ci-dessous (source  http://www.manicore.com)


     PIB mondial en milliards de dollars constants de 2012 (axe vertical) en fonction de la consommation d'énergie mondiale en millions de tonnes équivalent pétrole (axe horizontal), pour les années 1965 à 2012. La corrélation entre les deux grandeurs apparaît clairement.



    Les deux courbes ci-dessous (source  http://www.manicore.com) illustrent le fait que c’est bien l’énergie (sa quantité et pas son prix) qui pilote l’économie et non l’inverse

    Variations respectives, depuis 1965, de la quantité de pétrole produite (donc consommée) dans le monde (pas du prix !), en violet, et du PIB par personne en moyenne mondiale, en bleu. Dans les deux cas de figure il s’agit de moyennes glissantes sur 3 ans. Depuis 2000, la baisse de la quantité de pétrole produite précède la baisse du PIB

     

    Comment évolue la consommation de pétrole (en volume) de l’Europe actuellement ? D’après le graphique ci-dessous (source   http://www.manicore.com), elle est en baisse de 3 % par an et cette tendance ne s’inversera pas.

    Evolution de la production domestique de pétrole de la zone Europe (Union à 27 + Norvège), en rose, et des importations de la même zone (aire verte). On voit facilement que la production de la Mer du Nord est en déclin rapide désormais, après un maximum historique en 2000 et les importations ne peuvent compenser cette baisse


    Si la quantité d’énergie (et notamment de pétrole) disponible par personne est en diminution en Europe, est-ce que la productivité du travail peut augmenter ? …… d’après ce qui précède et ce qui suit : NON


    Explication en vidéo
    http://www.youtube.com/watch?v=tmkeOuZabYQ


    Explication sur ce qu’est l’énergie et démonstration de son lien avec le PIB
    http://www.manicore.com/documentation/energie.html


    Eclairage sur la transition énergétique et l’évolution des quantités d’énergie disponibles en France et en Europe.
    http://www.manicore.com/documentation/transition_energie.html

    3
    Pierre M.
    Samedi 12 Octobre 2013 à 11:21

    Merci à Sergy de nous rappeler les thèmes développés par le très compétent et très médiatique Jean-Marc Jancovici. Le grand mérite de Janco. est, partant de l'analyse énergétique, de montrer ce qui commence enfin à apparaître à tous comme une évidence : le modèle technique, économique, social (et même éthique) sur lequel est fondée la société contemporaine n'est pas, n'est plus, viable. Nous sommes les contemporains de cette prise de conscience sans savoir ce qu'il en adviendra, si transition il y  aura – calme ou violente – ni quand elle se fera. Qu'en sera-t-il de l'humanité après l'anthropocène ? Mais c'est là une autre question qui n'a rien à voir avec le sujet traité (le partage du travail). De même que la référence à Janco. est quelque peu hors sujet.

    Je voudrais pourtant formuler quelques remarques à son propos. 1) La corrélation croissance économique – consommation d'énergie globale est bien connue. Il faut toutefois se méfier des interprétations fondées sur des corrélations mettant en jeu deux phénomènes globaux qui intègrent de multiples composantes. 2) Même en faisant abstraction du manque de pertinence d'un indicateur comme le PIB, celui-ci n'est pas seulement composé de production de biens à forte intensité en capital et en énergie : il intègre de plus en plus des services (p. ex. enseignement, santé, activités culturelles, aides à la personne…). 3) Il existe une autre loi physique bien connue : la loi des rendements décroissants, exprimée d'abord par Ricardo à propos du rendement de la terre. Aucun facteur de production, toutes choses égales par ailleurs, n'échappe à cette règle, pas même l'énergie.

                Mais revenons à nos moutons. La productivité du travail est-elle un objectif en soi ? Si le travail était un facteur de production rare, cela serait une évidence. Mais ce n'est pas le cas actuellement (chômage de masse à l'échelle planétaire). Il n'est pas besoin d'avoir fait des études poussées en sciences éco. pour comprendre que, afin d'atteindre l'optimum économique, il faut valoriser le facteur le plus limitant. Ce qui manque actuellement le plus, en particulier dans les pays que le politiquement correct empêche aujourd'hui de nommer "sous-développés", ce sont plutôt la terre et le capital. S'agissant de l'énergie fossile, aujourd'hui reconnue comme un facteur rare (mais scandaleusement bon marché) et non renouvelable à la différence du travail, la priorité devrait donc s'attacher à améliorer sa productivité physique et son efficacité. En fait on la gaspille, sans respect de ce principe, consacré tant par la loi que par le bon sens, de la gestion "en bon père de famille". Sans égard pour le sort des générations futures, tout en ayant sans cesse à la bouche l'oxymore du développement durable. Suprême hypocrisie !

    A quoi sert l'augmentation de la productivité physique du travail ? À produire autant avec moins de travailleurs ? C'est-à-dire à générer du chômage. À produire plus avec autant ou plus de travailleurs ? Plus de quoi ? En admettant même – ce qui est contestable – que le bien-être de l'humanité passe par un accroissement massif de biens produits, encore faut-il que ces biens puissent trouver acquéreurs. Quand on observe que l'accroissement de la richesse mondiale s'accompagne d'accroissement des inégalités (voir l'étude magistrale de Piketty), de l'envol des dépenses contraintes des ménages, on peut en douter.

     

    De toute façon la productivité du travail humain ne peut continuer de croître à l'infini, sauf à imaginer, comme en SF, que les robots prennent massivement le relais. D'une part il y a l'incontournable loi des rendements décroissants, d'autre part il y a la tertiarisation de l'économie : on produit moins de biens matériels et de plus en plus de services. Et ces services, qui emploient tout de même près de 90 % de la population active française, sont moins sensibles aux gains de productivité : c'est le fameux exemple du coiffeur de Fourastié, c'est le cas pour les métiers de santé, de l'enseignement, etc. Mais qui sait ? Personnellement j'aurais assez peu confiance en un robot-tondeur ou un robot infirmière ! Des progrès sont pourtant réalisés dans le secteur des services, grâce notamment aux NTIC. Dans l'enseignement on mise beaucoup sur les MOOCs (cours ouverts en ligne pour tous), d'ailleurs le gouvernement a lancé en début d'année un plan France Université numérique (FUN) qui a pour ambition de mettre en ligne 20 % des cours universitaires d'ici 2017. Amélioration de la productivité du travail dans l'enseignement peut-être, mais cela ne change rien au constat général.

    4
    Pierre M.
    Samedi 29 Mai 2021 à 14:35

    Ce débat que nous avions lancé en 2013 sur la réduction du temps de travail, mériterait d’être relancé dans le nouveau contexte de la pandémie et de la confirmation de la détérioration du climat. Historiquement, dans le long terme, cette réduction tendancielle a toujours accompagné les progrès techniques, économiques et sociaux de nos sociétés : certains estiment à juste titre que c’est un des plus grands progrès de l’humanité. Aujourd’hui s’y ajoutent donc des arguments sanitaires et environnementaux.

     

    Certes c’est un « sujet piègeux » comme l’écrit Claire Lecœuvre dans un intéressant article récent (Travailler moins pour polluer moins – Les vertus de la semaine de vingt-huit heures, Le Monde Diplomatique, juin 2021, pp 20-21)*. « Piégeux » car porteur de fantasmes, de préjugés, et assorti de mensonges proférés par les thuriféraires de l’ordre ancien néo-libéral. Même la Convention Citoyenne pour le Climat (CCC) s’est autocensurée sur ce sujet de peur  qu’il ne compromette sa recevabilité.

    Pourtant un nombre de plus en plus important d’études montrent que ni l’amélioration de l’efficacité énergétique, ni le remplacement de sources d’énergie fossiles, ne suffiraient à nous préserver du chaos climatique. L’article en question nous livre quelques références scientifiques qu’on pourra y retrouver avec plus de détails. Ainsi il a été établi par deux économistes américains que « si les Etats-Unis passaient au temps de travail moyen des quinze premiers pays de l’Union européenne, ils économiseraient 18 % de leur consommation d’énergie… », et que « 1% de travail en plus entraînerait une augmentation de 0,65 à 0,67 % des émissions de gaz à effet de serre… ». Des travaux suédois confirment ces observations.

     

    La pandémie actuelle bouleverse le paradigme dominant de la société de consommation et de la doxa néolibérale : règles budgétaires, rôle de l’Etat, droit de propriété des communs, répartition des richesses, … Mais aussi la question du travail, de l’emploi et de sa répartition.

     

    * https://www.monde-diplomatique.fr/2021/06/LECOEUVRE/63211

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