• Après un bref rappel du contenu de l'exposé d'André Neveu, les discussions (questions et réponses) ont été synthétisées de façon thématique et non chronologique.

     Rappel de l'exposé d'André Neveu

    Pour nourrir le monde à l'horizon 2050, il faudrait donc accroître la production mondiale de 70 %.

    Fausses solutions : réduire la croissance de la population (exemple chinois), limiter les pertes et les gaspillages (effets limités malgré l'importance de ces pertes), freiner la suralimentation (obésité), améliorer la productivité des pâturages.

    Vraies solutions : 1) accroître les surfaces cultivées sans porter atteinte aux forêts équatoriales (gain attendu : + 8,5 %) ; 2) développer l'irrigation (+ 8,5 %) ; 3) développer l'aquaculture (+ 3 %). Soit au total 20 %. Il reste 50 % à réaliser pour atteindre l'objectif de 70.

    La seule solution réside dans l'accroissement des rendements. Or, après une progression spectaculaire (blé en Europe) ceux-ci semblent fléchir, pour différentes raisons (proximité du maximum biologique, changement climatique, etc.). La recherche agronomique doit se mobiliser rapidement pour aider à relever ce défi. Des politiques agricoles volontaristes, notamment en faveur de la petite paysannerie, deviennent indispensables.

     Synthèse des débats

    1) Les "fausses solutions"

    - Freiner la croissance de la population ? Les exemples de la Chine (politique de l'enfant unique) ou de l'Inde (IVG) sont cités : ils posent des problèmes démographiques, économiques et éthiques (p. ex. déficit de 100 millions de filles). La transition démographique se fait progressivement, notamment par le biais de l'éducation.

    - Lutter contre les pertes et contre le gaspillage ? On pourrait probablement améliorer les conditions de stockage chez les producteurs et lutter plus efficacement contre les prédateurs (rats par exemple), mais malgré l'ampleur de ces pertes – jusqu'à 40 % – on ne peut pas en attendre beaucoup d'améliorations (exemple des greniers collectifs au Bénin). On dénonce également, dans nos pays, le "scandale" des dates de péremption des aliments.

    - La suralimentation : c'est un problème quantitatif (calories ingérées), mais aussi qualitatif (aliments et boissons sucrés).

     2) L'accroissement des surfaces cultivées et leur usage

    - La mise en culture de nouvelles terres sans empiètement sur les forêts tropicales, est contrariée par une perte massive de terres arables, 8 à 16 millions d'hectares par an selon Daniel Nahon, du fait de l'urbanisation, de l'érosion, de la salinisation, de mauvaises pratiques culturales. La jachère, comme instrument de régulation de l'offre agricole n'est plus une obligation en Europe. Ce qui pose problème aujourd'hui c'est l'utilisation qui est faite des terres agricoles : d'une part la constitution de grandes entreprises vouées à des cultures de masse ; d'autre part l'acquisition de capital foncier par des opérateurs étrangers ; enfin le développement de cultures à fins non alimentaires.

    - On observe actuellement dans le monde un accroissement rapide des grandes entreprises capitalistes agricoles (de plus de 1000 hectares). Soit par la récupération d'anciennes exploitations collectives non démembrées dans les pays de l'Est européen, soit par des achats massifs de milliers d'hectares par des investisseurs extérieurs au secteur. Très peu nombreuses en nombre, elles pourraient occuper à moyen terme un cinquième à un quart de la superficie cultivée. En y incluant celles qui sont encore à caractère familial (pour combien de temps ?) et celles qui pourraient basculer dans le système capitaliste après divers regroupements (en Nouvelle Zélande, dans les grandes plaines américaines, voire dans le Bassin parisien…). Les grands espaces agricoles se prêtent au développement de cultures – souvent des monocultures – mécanisées, industrialisées, qui peuvent s'avérer catastrophiques d'un point de vue agronomique (épuisement des sols, prolifération de parasites).

    - Plusieurs intervenants évoquent l'achat de terres par des opérateurs ou des nations étrangères aux pays (Chine, Inde, Arabie Saoudite). C'est quelque chose de préoccupant, voire de scandaleux et générateur potentiel de troubles. Les cultures effectuées sur ces sols ne profitent aucunement aux pays concernés (ni pour leur alimentation, ni pour la main d'œuvre) : elles sont destinées soit à assurer la sécurité alimentaire des pays qui y investissent, soit, par la production de cultures d'exportation, à rentabiliser les capitaux qui y sont investis. Au risque que tout soit abandonné si les prix mondiaux deviennent défavorables et au risque d'une dégradation de la fertilité dans ces opérations de retour rapide sur investissement. Le bilan est donc négatif en termes d'indépendance alimentaire nationale, d'emploi agricole, de conservation du potentiel agronomique. Pourtant un intervenant estime que c'est plutôt positif (mobilisation de potentiels insuffisamment exploités, acquisition de devises,…). Exemples sont donnés (Éthiopie, Haute Vallée du Nil…). On note une analogie avec la pêche (droits de pêche accordés au Japon par le Sénégal).

    - Mention est faite du caractère déstructurant des biocarburants et autres cultures non alimentaires. Quantitativement elles ne sont pas très importantes (de l'ordre de 5 %), mais suffisantes pour perturber le marché alimentaire (exemple du maïs américain).

     3) L'irrigation

    Sont évoqués : le risque de salinisation des sols, la modification des écosystèmes (assèchement du Colorado, du Fleuve Jaune en Chine, du fleuve Niger, de la mer d'Aral), les questions géopolitiques posées de ce fait aux États (on aurait pu évoquer également les frictions entre Irak et Turquie à propos des barrages sur le Tigre). L'intérêt de la micro-irrigation est souligné. On observe aussi que beaucoup de cultures irriguées en Afrique profitent aux cultures d'exportation, sans beaucoup de retombées pour l'alimentation nationale.

     4) L'accroissement des rendements, clé de l'augmentation de la production alimentaire

    C'est sur cette question que s'est essentiellement focalisée la discussion. Plusieurs points sont évoqués. Sommes-nous condamnés à subir la loi des rendements décroissants ?

    Les causes de l'apparente stagnation actuelle des rendements. On note que, faute de recul suffisant (une quinzaine d'années), il est statistiquement difficile de conclure à la rupture de l'évolution tendancielle des années précédentes (en moyenne + 1 quintal de blé par hectare et par an en France). Pourtant on a de bonnes raisons de le penser pour ce qui concerne le blé et l'orge. Cela s'explique à la fois par la réduction des intrants (engrais, produits de traitement), les aléas climatiques et très probablement le fait que ces productions soient près de leur maximum biologique. Ce n'est pas vrai pour toutes les plantes : on a encore des doutes pour le maïs, plante en C4, qui a un meilleur rendement photosynthétique que le blé, plante en C3. Aux États-Unis, gros producteur de cette céréale, on n’a que 8 ans d’historique d’une inflexion de toute façon encore modeste et en Amérique du Sud on observe que les rendements continuent leur croissance rapide Enfin de nombreuses plantes alimentaires ont encore très peu bénéficié de suffisamment de recherches, notamment la plantes vivrières des régions tropicales (mil, manioc, igname, taro…).

     L'incidence des systèmes de production, des modes de production et des productions. On s'accorde à constater que les grandes exploitations hyper-mécanisées à forte intensité capitalistique ne sont pas favorables à l'amélioration du bilan alimentaire mondial : la monoculture n'est pas un optimum agronomique. De plus elle n'est généralement pas orientée vers la production de biens alimentaires de première nécessité. Les systèmes de production, les modes de production doivent être raisonnés et adaptés aux conditions spécifiques locales. Il est bien évident que nos modèles européens de développement agricole ne sont pas adaptés à des pays qui comptent plus de 70 % d'actifs agricoles. Mais ces modèles évoluent en même temps qu'évoluent les modèles de consommation des pays (exemple de la Chine qui a réduit sa consommation de céréales et qui importe massivement du soja pour développer sa production de viande).

    L'agriculture dite biologique n'est pas une solution : même bien menée, elle se traduit au mieux par une baisse de rendement de l'ordre de 40 % et nécessite un différentiel de prix de 30 % (seulement 30 compte tenu des économies d'intrants). Allusion est faite à l'intérêt de l'agroforesterie (karité en Afrique sub-saharienne, acacia dans les régions sèches de l'Inde).

    Enfin quelques questions plus ponctuelles portent sur les productions elles-mêmes (la place du lupin et, plus généralement, des cultures protéagineuses en France), sur la nécessité et l'importance de la pollinisation.

     Les incidences du changement climatique. Pourquoi l'excès de CO2 est-il perturbant ? Ne devrait-il pas au contraire augmenter le rendement de la photosynthèse ? Il est vrai que la production nette annuelle de biomasse des continents a augmenté de 6 % en quinze ans. Mais d'une part cette biomasse n'est pas nécessairement à fins alimentaires. Et surtout le changement climatique induit des modifications rapides et perturbantes dans les écosystèmes (on pourrait ainsi imaginer une France du Nord où le régime des pluies serait fortement augmenté et une France du sud desséchée). Par ailleurs les émissions de carbone ne se traduisent pas seulement par une augmentation du CO2 atmosphérique, mais aussi par celle du gaz méthane (CH4), sans intérêt pour la photosynthèse, mais dont l'impact est encore plus fort sur l'effet de serre (25 fois plus à volume d'émission égal).

     - Les déterminants économiques et politiques.

    Étant admis le droit des peuples à se nourrir eux-mêmes (sans toujours y parvenir) on s'interroge sur les meilleurs façons d'y parvenir.

    * Faut-il rétablir des droits de douane dont le produit pourrait abonder les investissements en agriculture ? Ce serait aller à l'encontre des politiques menées jusqu'à ce jour par le FMI et la BM (programmes d'ajustement structurel) conditionnant leur aide financière aux États endettés au respect d'un certain nombre de règles d'inspiration très libérale. Sauf modification du contexte économique et politique mondial, on ne prend pas ce chemin. Par ailleurs, l'expérience a montré en Afrique que le produit de tels prélèvements retombait bien rarement sur le secteur agricole.

    * Faut-il mieux réguler les marchés ? Ce serait certainement une chose souhaitable. Des prix agricoles élevés et fluctuants sont une charge pour les pays qui ne peuvent pas se nourrir eux-mêmes et ont besoin d'importer. La spéculation sur les denrées agricoles, qui ont le même statut que n'importe quelle matière première, est critiquée. On note toutefois que, dans une période où les cours mondiaux sont plutôt élevés, où n'existent plus d'importants excédents bradés sur les marchés (lait), ils ont moins d'effets dépressifs sur les productions autochtones, africaines en particulier.

    * L'accumulation de projets d'aide au développement, en particulier en direction des pays du Tiers-Monde, coûteux et inefficaces, fait l'objet de critiques. Ce qui manque ce sont de véritables politiques agricoles volontaristes.

     5) Ébauches de solutions

    - Dans le jeu des questions réponses, il a peu été question de la nécessité de la recherche, tant la cause semble avoir été entendue. Par contre on insiste sur la vulgarisation (développement agricole) et la formation : nécessité de réorienter certaines aides vers l'éducation, de former des personnels d'encadrement apportant aux petits paysans des techniques appropriées (exemple d'une expérience réussie au Bénin).

    - La recherche et le développement doivent s'intéresser aux situations régionales ou locales et promouvoir des modèles adaptés à celles-ci.

    - Il importe surtout que les États – ou plutôt des groupes d'États – se dotent de véritables politiques agricoles et alimentaires volontaristes à long terme, à l'image de ce que fut la Politique Agricole Commune européenne. Pour les pays africains notamment, pays où n'existent pas de droits de propriété du sol au sens où nous l'entendons, l'élaboration d'un véritable droit foncier éviterait les dérives que l'on constate aujourd'hui.

     6) Observations diverses

    Certains intervenants ayant participé l'an passé à des débats avec Marc Dufumier (voir dossier QSEC sur le site du Café Débat) s'étonnent d'entendre un discours différent et quelque peu plus pessimiste que celui qui leur avait été délivré alors. Ce qui est en cause en fait ce sont les intérêts et les limites de l'agroécologie.

    Ébauche de conclusion

    La nécessaire croissance de la production agricole ne pourra pas s'opérer par un retour vers des pratiques extensives. Elle ne passe pas non plus par la constitution de grandes exploitations capitalistes qui ne répondent pas aux besoins des populations locales et qui sont extrêmement fragiles, car leur viabilité est à la merci de toute fluctuation de la demande et donc des prix. Elle nécessitera la mise en œuvre de réelles politiques agricoles et alimentaires, et l'adaptation des moyens des techniques et des moyens de production (machinisme) aux conditions de la production.

     

    CR de Pierre Marsal (15/04/13)


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